Mai Dun, haute colline située au sud de Durnovarie, a dû être, à une certaine époque, la plus grande forteresse de toute la Bretagne. Les Anciens avaient entouré son large sommet doucement arrondi de trois énormes murailles de mottes de gazon qui s’élevaient en terrasses abruptes. Nul ne sait quand elle fut construite, ni même comment, et certains croient que les Dieux eux-mêmes ont dû édifier ces remparts, car ce triple mur semble beaucoup trop haut et ses douves bien trop profondes pour l’œuvre de simples mortels, bien que ni la hauteur des murs ni la profondeur des fossés n’aient empêché les Romains de s’en emparer et de passer la garnison au fil de l’épée. Mai Dun n’abrite plus rien depuis ce jour sinon, sur le bord est du plateau, un petit temple en pierres que les Romains victorieux ont élevé à Mithra. En été, l’ancienne forteresse est un endroit ravissant ; des moutons paissent ses murs escarpés, des papillons volettent autour des graminées, du thym sauvage et des orchidées ; mais à la fin de l’automne, lorsque la nuit descend tôt et que les pluies venues de l’ouest balaient la Dumnonie, le sommet n’est plus qu’une éminence nue et glacée où le vent se fait mordant.

La piste qui mène au sommet aboutit au dédale du portail ouest, et le jour où j’apportai Excalibur à Merlin, le chemin était glissant de boue. Une horde de gens du peuple y pataugeaient avec moi. Certains portaient de grands fagots sur leur dos, d’autres des outres de peau pleines d’eau, tandis que quelques-uns aiguillonnaient des bœufs qui tiraient de grands troncs d’arbres ou des traîneaux chargés de branches émondées. Des filets de sang coulaient sur les flancs des bêtes qui peinaient pour hisser leurs fardeaux sur le sentier à-pic et traître jusqu’à l’endroit où, très haut au-dessus de moi, sur le rempart extérieur herbu, je pouvais voir des lanciers monter la garde. La présence de ces hommes confirmait ce qu’on m’avait dit à Durnovarie, que Merlin avait fermé Mai Dun à tous, sauf à ceux qui venaient y travailler.

Deux d’entre eux gardaient le portail. C’étaient des Blackshields irlandais, loués à Œngus Mac Airem, et je me demandai combien Merlin avait dépensé pour préparer cette forteresse d’herbe désolée à la venue des Dieux. Ils s’aperçurent que je n’étais pas l’un des travailleurs et descendirent à ma rencontre. « Vous avez affaire ici, Seigneur ? » me demanda respectueusement l’un d’eux. Je ne portais pas d’armure, mais Hywelbane et son fourreau suffisaient à me signaler comme un homme de haut rang.

« J’ai affaire avec Merlin. »

Le Blackshield ne s’écarta pas. « Beaucoup des gens qui viennent ici, Seigneur, prétendent avoir affaire avec Merlin. Mais le seigneur Merlin a-t-il affaire avec eux ?

— Va lui dire que le seigneur Derfel lui apporte le dernier Trésor. » J’essayai d’imprégner ces paroles de la solennité qui convenait, mais elles ne parurent pas impressionner les Blackshields. Le plus jeune monta porter le message pendant que le plus âgé s’entretenait avec moi. Comme la plupart des lanciers d’Œngus, c’était un joyeux luron. Les Blackshields venaient de la Démétie, royaume qu’Œngus s’était taillé sur la côte ouest de la Bretagne, mais bien que ce fussent des envahisseurs, on ne les haïssait pas autant que les Saxons. Les Irlandais nous attaquaient, nous pillaient, nous mettaient en esclavage et nous prenaient nos terres, mais ils parlaient une langue proche de la nôtre, leurs Dieux étaient nos Dieux et, quand ils ne nous combattaient pas, ils se mêlaient facilement aux Bretons de naissance. Certains, comme Œngus lui-même, semblaient maintenant plus bretons qu’irlandais, car son île natale, qui s’était toujours vantée de ne pas avoir été envahie par les Romains, avait maintenant succombé à la religion apportée par ces derniers. Ses habitants s’étaient convertis au christianisme, même si les seigneurs d’Outremer, les rois irlandais qui comme Œngus s’étaient emparés de territoires bretons, restaient fidèles à leurs anciens Dieux, et je me dis qu’au printemps prochain, à moins que les rites de Merlin n’amènent ces Dieux à notre rescousse, les lanciers Blackshields se battraient sans doute pour la Bretagne contre les Saxons.

Le prince Gauvain descendit à grands pas le sentier pour venir me saluer ; il portait son harnois blanchi à la chaux dont la splendeur fut gâtée lorsque ses pieds se dérobèrent sous lui dans la boue et qu’il parcourut la dernière toise sur les fesses. « Seigneur Derfel ! s’écria-t-il tout en s’aidant des pieds et des mains pour se relever, Seigneur Derfel ! Viens, viens ! Bienvenue ! » Il me fit un large sourire lorsque je m’approchai de lui. « N’est-ce pas la chose la plus excitante qui soit ?

— Je l’ignore encore, Seigneur Prince.

— Un triomphe ! s’enthousiasma-t-il en contournant prudemment la plaque de boue qui l’avait fait tomber. Une grande œuvre ! Prions pour qu’elle n’ait pas été accomplie en vain !

— Tous les Bretons prient pour cela, excepté, peut-être, les chrétiens.

— Dans trois jours, Seigneur Derfel, il n’y aura plus de chrétiens en Bretagne, car tous auront vu les vrais Dieux. À condition qu’il ne pleuve pas », ajouta-t-il d’un air anxieux. Il leva les yeux vers les sombres nuages et parut soudain sur le point de pleurer.

« La pluie ? demandai-je.

— Ou peut-être est-ce les nuages qui nous priveront des Dieux. Pluie ou nuage, je n’en suis pas sûr, et Merlin est impatient. Il ne s’explique pas, mais je pense que la pluie est un ennemi, ou peut-être est-ce les nuages. » Il marqua une pause, l’air toujours pitoyable. » Ou les deux. J’ai questionné Nimue, mais elle ne m’aime pas. » Il semblait très affligé. « En tout cas, j’implore les Dieux de nous accorder un ciel clair. Dernièrement, il a été nuageux, très nuageux, et je soupçonne les chrétiens d’avoir prié pour que la pluie tombe. As-tu vraiment apporté Excalibur ? »

J’ôtai le tissu qui enveloppait l’épée et la lui présentai par la garde. Durant un instant, il n’osa pas la toucher, puis s’en empara avec précaution et la tira de son fourreau. Il contempla la lame avec respect, puis caressa du doigt les volutes ciselées et les dragons gravés qui la décoraient. « Faite dans l’Autre Monde, dit-il d’une voix pleine d’émerveillement, par Gofannon lui-même !

— Plus probablement forgée en Irlande, dis-je peu charitablement, car il y avait quelque chose dans la jeunesse et la crédulité de Gauvain qui me poussait à dégonfler sa pieuse naïveté.

— Non, Seigneur, m’assura-t-il avec conviction, elle a été faite dans l’Autre Monde. » Il me rendit Excalibur comme si elle lui brûlait les mains. « Viens, Seigneur », dit-il, essayant de me faire hâter le pas, mais il ne réussit qu’à glisser de nouveau dans la boue et battit des bras pour retrouver son équilibre. Son armure blanche, si impressionnante de loin, était en mauvais état. Le badigeonnage moucheté de boue s’écaillait, mais ce garçon possédait une assurance indomptable qui l’empêchait de paraître ridicule. Ses longs cheveux blonds, rassemblés en une tresse lâche, lui descendaient jusqu’au creux des reins. Tandis que nous parcourions l’étroit passage qui tournait en lacets entre les grands talus d’herbe, je demandai à Gauvain comment il avait rencontré Merlin. « Oh, je le connais depuis ma naissance ! répondit joyeusement le prince. Il fréquentait la cour de mon père, certes moins souvent ces derniers temps, mais quand je n’étais qu’un petit garçon, il était toujours là. Il m’a tout appris.

— Vraiment ? » Ma surprise n’était pas feinte, car Merlin, très cachottier, ne m’avait jamais parlé de Gauvain.

« Pas mes lettres, ce sont les femmes qui s’en sont chargées. Non, Merlin m’a enseigné ce que doit être mon destin. » Il me sourit timidement. « Il m’a appris à être pur.

— Pur ! » Je lui lançai un regard de curiosité. « Pas de femmes ?

— Aucune, Seigneur, reconnut-il innocemment. Merlin l’exige. Pas maintenant, en tout cas, mais après, bien sûr. » Sa voix mourut lentement et il rougit pour de bon.

« Pas étonnant, dis-je, que tu pries pour que le ciel soit clair.

— Non, Seigneur, non ! protesta Gauvain. Je prie pour que le ciel soit clair afin que les Dieux viennent ! Et quand ils le feront, ils amèneront avec eux Olwen l’Argentée. » Il rougit de nouveau.

« Olwen l’Argentée ?

— Tu l’as vue, Seigneur, à Lindinis. » Son beau visage devint presque éthéré. « Quand elle marche, elle est plus légère que le vent, sa peau brille dans le noir et les fleurs poussent dans l’empreinte de ses pas.

— Et c’est elle, ta destinée ? demandai-je, réprimant un vilain petit pincement de jalousie à l’idée que cet esprit agile et luisant serait donné au jeune Gauvain.

— Je dois l’épouser lorsque ma tâche sera accomplie, dit-il avec conviction, même si pour l’instant mon devoir consiste à garder les Trésors, mais dans trois jours, j’accueillerai les Dieux et les mènerai sus à l’ennemi. Je serai le libérateur de la Bretagne. » Il énonça très calmement cette scandaleuse fanfaronnade comme s’il s’agissait d’une tâche ordinaire. Je ne dis rien, mais me contentai de le suivre, franchissant les douves profondes qui s’étendent entre le centre de Mai Dun et les murailles intérieures, et découvris que le fossé était plein de petites cabanes faites de branches et de chaume. Gauvain suivit mon regard. « Dans deux jours, nous devrons abattre ces abris et les jeter dans les feux.

— Des feux ?

— Tu verras, Seigneur, tu verras. »

Lorsque j’atteignis le sommet, je ne trouvai tout d’abord aucun sens à ce que je vis. La crête de Mai Dun est une étendue d’herbe sur laquelle une tribu tout entière pourrait se réfugier avec tout son bétail en temps de guerre, mais là, l’extrémité ouest de la colline était quadrillée de haies sèches dessinant une structure complexe. « Voilà ! » dit fièrement Gauvain en les montrant comme s’il s’agissait de son œuvre personnelle.

Les porteurs de fagots étaient dirigés vers l’une des haies les plus proches où ils se débarrassaient de leur charge et repartaient en traînant les pieds pour collecter plus de petit bois. Je vis alors que ces haies étaient en réalité de grands alignements de bûchers. Ils étaient plus hauts qu’un homme et s’étendaient sur des kilomètres, mais ce n’est que lorsque Gauvain m’eut fait gravir le rempart le plus central que j’embrassai leur dessin du regard.

Ils remplissaient toute la moitié ouest du plateau et, au centre, cinq piles de bois formaient un cercle au milieu d’un espace dégagé de soixante ou soixante-dix pas de large. Ce vide était entouré d’une haie en spirale qui accomplissait trois tours pleins et mesurait plus de cent cinquante pas de diamètre. À l’extérieur, un anneau d’herbe était ceinturé par six doubles spirales qui, partant d’un espace circulaire vide, s’enroulaient pour se refermer sur un autre, si bien que douze espaces encerclés de bûchers se trouvaient enserrés dans l’anneau extérieur complexe. Les doubles spirales se rejoignaient de façon à former un rempart de feu autour de l’énorme structure. « Douze petits cercles pour treize Trésors ? demandai-je à Gauvain.

— Le Chaudron, Seigneur, sera au centre », dit-il d’une voix pleine d’une crainte révérencielle.

C’était le résultat d’un énorme travail. Les haies étaient plus hautes qu’un homme, et serrées ; il devait y avoir, en haut de cette colline, assez de bois pour nourrir les foyers de Durnovarie pendant neuf ou dix hivers. Les doubles spirales de l’extrémité ouest de la forteresse n’étaient pas encore terminées et je voyais des hommes piétiner énergiquement les fagots afin que le feu ne flambe pas trop vite, mais brûle longtemps et ardemment. Des troncs d’arbres entiers attendaient les flammes au centre du petit bois qui les recouvrait. Ce serait un feu capable de signaler la fin du monde, pensai-je.

Et d’une certaine manière, c’était exactement cela que le feu devait marquer. Ce serait la fin du monde tel que nous le connaissions, car si Merlin avait raison, les Dieux de la Bretagne viendraient en ce lieu élevé. Les moindres d’entre eux rejoindraient les plus petits cercles de l’anneau extérieur tandis que Bel descendrait au cœur ardent de Mai Dun où son Chaudron l’attendait. Le Grand Bel, le Dieu des Dieux, le Seigneur de la Bretagne, arriverait dans une grande rafale de vent, et les étoiles tournoieraient dans son sillage comme des feuilles d’automne ballottées par la tempête. Et là où les cinq feux individuels marquaient le cœur des cercles de flammes de Merlin, Bel poserait de nouveau le pied sur Ynys Prydain, l’île de Bretagne. Ma peau en fut soudain glacée. Jusqu’à cet instant, je n’avais pas vraiment compris l’ampleur du rêve de Merlin, et maintenant, il m’accablait presque. Dans trois jours, juste trois jours, les Dieux seraient là.

« Plus de quatre cents personnes préparent les feux, me dit Gauvain avec ferveur.

— Je veux bien le croire.

— Et nous avons tracé les spirales avec une corde magique, poursuivit-il.

— Avec quoi ?

— Une corde, Seigneur, tressée à partir des cheveux d’un être vierge, et mince comme un toron. Nimue s’est postée au centre, j’ai fait le tour du périmètre et mon seigneur Merlin a marqué mes pas avec des pierres d’elfe. Il fallait que les spirales soient parfaites. Cela nous a pris une semaine, car la corde ne cessait de se rompre et chaque fois, nous devions recommencer.

— Peut-être qu’après tout, ce n’était pas une corde magique, Seigneur Prince ? le taquinai-je.

— Oh, si, Seigneur, m’assura Gauvain. Elle a été tressée avec mes propres cheveux.

— À la Vigile de Samain, dis-je, vous allumerez les feux et vous attendrez ?

— Deux fois trois heures, Seigneur, les feux devront brûler, et à la sixième heure nous commencerons la cérémonie. » Peu après la nuit fera place au jour, le ciel se remplira de feu, et l’air enfumé tourbillonnera, cinglé par le battement d’ailes des Dieux.

Gauvain m’avait fait longer la muraille nord du fort, mais maintenant il désignait, en contrebas, le petit temple de Mithra qui se dressait juste à l’est des cercles de bûchers. « Tu peux attendre là, Seigneur, pendant que je vais quérir Merlin.

— Est-il loin d’ici ? demandai-je, pensant que Merlin se trouvait peut-être dans l’une des cabanes provisoires construites à la hâte sur l’extrémité est du plateau.

— Je ne suis pas sûr de l’endroit où il est, avoua Gauvain, mais je sais qu’il est parti chercher Anbarr, et j’ai quelque idée là-dessus.

— Anbarr ? » demandai-je. Je ne le connaissais que par les histoires où il figurait en tant que cheval magique, étalon non dressé qui avait la réputation de galoper aussi vite sur l’eau que sur terre.

« Je vais chevaucher Anbarr aux côtés des Dieux, dit fièrement Gauvain, et porter ma bannière sus à l’ennemi. » Il montra le temple où un immense drapeau était appuyé sans cérémonie contre le toit bas couvert de tuiles. « La bannière de Bretagne », ajouta le prince, et il me fit descendre jusqu’au petit édifice où il déploya l’étendard. C’était un vaste carré de lin blanc où était brodé le dragon rouge intraitable de la Dumnonie. La bête n’était que griffes, queue et flammes. « En fait, c’est la bannière de la Dumnonie, avoua Gauvain, mais je ne crois pas que cela ennuiera les autres rois de Bretagne, n’est-ce pas ?

— Pas si tu repousses les Saïs dans la mer.

— C’est mon devoir, Seigneur, dit très solennellement Gauvain. Avec l’aide des Dieux et, bien entendu, de celle-là. » Il toucha Excalibur que je tenais toujours sous le bras.

« Excalibur ! » C’était une exclamation de surprise car je ne pouvais imaginer l’épée magique entre d’autres mains que celles d’Arthur.

« Et pourquoi pas ? me demanda Gauvain. Je dois porter Excalibur, chevaucher Anbarr, et bouter l’ennemi hors de Bretagne. » Il me fit un ravissant sourire, puis me désigna un banc, à la porte du temple. « Si tu veux bien attendre, Seigneur, je vais aller chercher Merlin. »

Le lieu saint était gardé par six lanciers Blackshields, mais comme j’étais arrivé en compagnie de Gauvain, ils ne firent pas mine de m’arrêter lorsque je me baissai pour passer sous le linteau de la porte. Ce n’est pas par curiosité que j’explorais le petit édifice, mais plutôt parce que Mithra était mon principal dieu, à l’époque. C’était le Dieu des soldats, le Dieu secret. Les Romains avaient introduit son culte en Bretagne et bien qu’ils soient partis depuis longtemps, Mithra était encore le préféré des guerriers. Ce temple minuscule ne comptait que deux petites pièces dépourvues de fenêtres afin d’imiter la grotte où le dieu était né. La première était pleine de coffres en bois et de paniers d’osier qui, je le supposais, contenaient les Trésors de Bretagne, mais je ne soulevai aucun couvercle pour voir. Au lieu de cela, je franchis à quatre pattes la porte du sanctuaire obscur où miroitait le Chaudron d’or et d’argent de Clyddno Eiddyn. Au fond, à peine visible dans la faible lumière grise qui filtrait par les deux portes basses, se dressait l’autel de Mithra. Merlin, ou Nimue, car tous deux tournaient ce dieu en dérision, avait posé dessus un crâne de blaireau pour détourner l’attention du dieu. Je le balayai d’un revers de main puis m’agenouillai près du Chaudron pour prier. Je suppliai Mithra de venir en aide à nos autres Dieux, de se manifester à Mai Dun et de contribuer par la terreur qu’il inspirait au massacre de nos ennemis. Je mis la garde d’Excalibur en contact avec sa pierre en me demandant quand on avait, pour la dernière fois, sacrifié un taureau en ce lieu. J’imaginai les soldats romains obligeant l’animal à s’agenouiller, puis le poussant par l’arrière-train et le tirant par les cornes pour lui faire franchir les deux portes basses ; une fois dans le sanctuaire, la bête se relevait et beuglait de peur, ne sentant plus que les lanciers qui l’entouraient dans le noir. Et là, dans l’obscurité terrifiante, on lui tranchait les jarrets. Il beuglait de nouveau, s’effondrait, portant encore de ses grandes cornes des coups aux fidèles, mais ils le terrassaient et le saignaient, le taureau mourait lentement et le temple se remplissait de la puanteur de sa bouse et de son sang. Puis les fidèles buvaient ce dernier en mémoire de Mithra, comme il l’avait ordonné. J’avais entendu dire que les chrétiens avaient une cérémonie similaire, mais ils assuraient n’accomplir aucun sacrifice sanglant, ce à quoi peu de païens accordaient foi, car la mort est le dû qu’il nous faut verser aux Dieux en échange de la vie qu’ils nous donnent.

Je demeurai à genoux dans le noir, guerrier de Mithra entré dans l’un de ses temples oubliés, et, tandis que je priais, je humai la même senteur marine qu’à Lindinis, l’odeur forte de sel et d’algues qui nous était montée aux narines tandis qu’Olwen l’Argentée, si mince, si délicate et si belle, parcourait la galerie. Un moment, je pensai qu’un dieu était présent, ou que, peut-être, Olwen l’Argentée était venue à Mai Dun, mais rien ne se manifesta ; il n’y eut aucune vision, pas de peau nue miroitante, seulement la faible odeur de sel marin et le doux chuchotis du vent hors du temple. Je retournai dans la première pièce et, là, l’odeur de la mer se fit plus forte. J’ouvris les couvercles des coffres et soulevai les grosses toiles qui recouvraient les paniers d’osier et crus en avoir trouvé l’origine lorsque je découvris que deux de ces derniers étaient pleins d’un sel que l’air humide de l’automne avait saturé d’eau, pourtant ma senteur marine ne montait pas de ce sel, mais d’un troisième panier plein de raisin de mer. Je tâtai l’algue, puis me léchai les doigts et leur trouvai un goût d’eau salée. J’ôtai le bouchon d’un grand pot d’argile posé à côté et m’aperçus qu’il était plein d’eau de mer, probablement destinée à humidifier le raisin de mer. Je fouillai donc dans le panier d’algues et découvris, juste sous la surface, une couche de longs coquillages bivalves, étroits et élégants, qui ressemblaient un peu à des moules, sauf que leurs coquilles, plus grosses, n’étaient pas noires, mais d’un blanc grisâtre. J’en pris une, la sentis et pensai qu’il s’agissait simplement d’un mets délicat que Merlin aimait déguster. La bestiole, peut-être irritée par mon contact, s’ouvrit et lança un jet de liquide sur ma main. Je la remis dans le panier et recouvris d’algue les coquillages vivants.

Je pivotai sur mes talons, dans l’idée d’aller attendre dehors, lorsque je remarquai ma main. Je la contemplai durant plusieurs battements de cœur, pensant que mes yeux me trompaient, et comme la faible lumière m’empêchait d’être sûr de ce que je voyais, je franchis de nouveau la porte intérieure pour retourner dans le sanctuaire où le grand Chaudron attendait près de l’autel et là, dans la partie la plus obscure du temple de Mithra, je levai la main droite devant mon visage.

Et vis qu’elle brillait.

Je la fixai. Je n’avais pas vraiment envie de croire ce que je voyais, mais ma main luisait. Elle n’était pas devenue lumineuse, ce n’était pas une lumière interne, mais un lavis d’un éclat indubitable recouvrait ma paume. Je passai un doigt sur la tache luisante, y traçant une raie sombre. Ainsi, Olwen l’Argentée n’était pas une nymphe, ni une messagère des Dieux, mais une jeune humaine que l’on avait barbouillée des sécrétions d’un coquillage. Ce n’était pas une manifestation des Dieux, mais de la magie de Merlin ; tous mes espoirs moururent dans cette pièce sombre.

Je m’essuyai la main sur ma cape et retournai à la lumière du jour. Je m’assis sur le banc, près de la porte du temple, et contemplai le rempart intérieur où des enfants turbulents s’amusaient à faire des glissades. Le désespoir qui m’avait hanté durant mon voyage en Llogyr reparut. Je voulais tellement croire aux Dieux, et j’étais cependant si plein de doutes. Qu’est-ce que cela pouvait faire, me disais-je, que la jeune fille soit humaine et son scintillement lumineux surnaturel un tour de Merlin ? Cela n’annulait pas le pouvoir des Trésors, mais, lorsqu’en pensant à eux j’avais été tenté de douter de leur efficacité, je m’étais rassuré en évoquant le souvenir de cette jeune fille nue et brillante. Et maintenant, semblait-il, elle n’était pas du tout un présage des Dieux, mais simplement l’une des illusions de Merlin.

« Seigneur ? » Une voix féminine vint troubler mes pensées. « Seigneur ? » répéta-t-elle, et, levant les yeux, je vis une jeune femme grassouillette qui me souriait d’un air inquiet. Elle portait une robe et une mante toutes simples, un ruban rattachait ses courtes boucles brunes, et elle tenait par la main un petit garçon roux. « Vous ne vous souvenez plus de moi. Seigneur ? demanda-t-elle, déçue.

— Cywwylog »,   dis-je.   A  Lindinis,   c’était  l’une   de   nos servantes et elle avait été séduite par Mordred. Je me levai.

« Comment vas-tu ?

— Aussi bien que possible, Seigneur, répondit-elle, heureuse que je me sois rappelé d’elle. Et voilà le petit Mardoc. Il tient de son père, n’est-ce pas ? » L’enfant avait six ou sept ans, un visage rond énergique et des cheveux raides hérissés comme ceux de son père Mordred. « Mais pas à l’intérieur, ajouta Cywwylog, c’est un gentil petit garçon, sage comme une image, Seigneur. Il ne m’a pas donné une minute de souci, pas vraiment, hein, mon chéri ? » Elle se pencha et embrassa Mardoc. Cette effusion embarrassa l’enfant qui sourit tout de même. « Comment se porte Dame Ceinwyn ?

— Très bien. Elle sera contente d’apprendre que je vous ai revue.

— Toujours gentille avec moi, elle était. Je serais bien allée dans votre nouvelle maison, Seigneur, seulement j’ai rencontré un homme. Mariée, je suis, maintenant.

— Qui est-ce ?

— Idfael ap Meric, Seigneur. Il sert le seigneur Lanval. »

Lanval commandait la garde de la prison dorée de notre roi. « Nous  pensions  que vous  aviez  quitté  notre  service  parce que Mordred vous avait donné de l’argent, avouai-je à Cywwylog.

— Lui ? Me donner de l’argent ! » Cywwylog rit. « J’aurais vu les étoiles tomber avant que ça arrive, Seigneur. J’étais idiote à l’époque, me confessa-t-elle joyeusement. Bien sûr, j’ignorais quel genre d’homme c’était, et puis Mordred n’était pas vraiment un homme, pas à cette époque, et je suppose que ça m’avait tourné la tête qu’il soit roi, mais j’étais pas la première, hein ? Et j’ai sûrement pas été la dernière. Mais ça s’est bien terminé. Mon Idfael est un homme bon, et il s’en moque que Mardoc soit un coucou dans son nid. C’est ce que t’es, mon joli, dit-elle, un coucou ! » Elle se pencha pour câliner l’enfant qui se tortilla entre ses bras et éclata de rire quand sa mère le chatouilla.

« Que fais-tu ici ? lui demandai-je.

— Le seigneur Merlin nous a demandés de venir, répondit fièrement Cywwylog. Il s’est pris d’affection pour le jeune Mardoc, sûr. Il le gâte ! Toujours en train de lui donner à manger, qu’il est, et tu vas devenir gras, oui, tu verras, tu seras gras comme un cochon ! » Elle chatouilla à nouveau l’enfant qui rit, se débattit et finit par lui échapper. Il ne courut pas bien loin, mais resta à quelques pas et m’observa, le pouce dans la bouche.

« Merlin t’a demandé de venir ?

— L’avait besoin d’une cuisinière, Seigneur, à ce qu’il a dit, et sans me vanter, comme cuisinière, je suis aussi bonne qu’une autre, et avec l’argent qu’il offrait, eh bien, Idfael a dit que je devais venir. Non que le seigneur Merlin mange beaucoup. Il aime le fromage, ça oui, mais on n’a pas besoin de cuisinière pour ça, hein ?

— Il mange des coquillages ?

— Il aime les coques, mais on n’en trouve pas beaucoup. Non, c’est surtout du fromage qu’il mange. Du fromage et des œufs. Il est pas comme vous, Seigneur, vous étiez grand amateur de viande, je m’en souviens ?

— Je le suis toujours.

— C’était le bon temps. Le petit Mardoc est du même âge que votre Dian. J’ai souvent pensé qu’ils feraient de bons camarades de jeux. Comment va-t-elle ?

— Elle est morte, Cywwylog. »

Son visage s’allongea. « Oh, non, Seigneur, c’est pas vrai ?

— Les hommes de Lancelot l’ont tuée. »

 Elle cracha dans l’herbe. « C’est tous des méchants. Je suis désolée, Seigneur.

— Mais elle est heureuse dans l’Autre Monde, la rassurai-je, et un jour, nous la rejoindrons tous.

— Vous le ferez, Seigneur, vous le ferez. Mais les autres ?

— Morwenna et Seren vont bien.

— Tant mieux, Seigneur. » Elle sourit. « Vous allez rester ici pour la Convocation ?

— La Convocation ? » C’était la première fois que je l’entendais appeler ainsi. « Non. On ne me l’a pas demandé. Je crois que j’observerai cela de Durnovarie.

— Ce sera quelque chose à voir. » Cywwylog sourit et me remercia d’avoir parlé avec elle, après quoi elle fit semblant de poursuivre Mardoc qui se sauva en courant avec des cris de plaisir. Je m’assis, content de l’avoir revue, puis je me demandai à quoi jouait Merlin. Pourquoi avait-il voulu retrouver Cywwylog ? Et pourquoi engager une cuisinière alors qu’il n’avait jamais fait préparer ses repas par quelqu’un ?

Une agitation soudaine, de l’autre côté des remparts, interrompit mes pensées et dispersa les enfants. Je me levai juste au moment où deux hommes apparurent, tirant sur une corde. Gauvain surgit en hâte, un instant plus tard, et alors, au bout de la corde, je vis un grand étalon noir furieux. Le cheval essayait de se libérer et ramena presque les lanciers de l’autre côté du mur, mais ils s’emparèrent du licou et tiraient l’animal terrifié lorsque celui-ci se précipita soudain comme une flèche sur la pente abrupte du mur intérieur, traînant les hommes derrière lui. Gauvain leur cria de faire attention, puis partit à leur poursuite, mi-courant mi-glissant. Merlin, apparemment indifférent à ce petit drame, apparut en compagnie de Nimue. Il regarda le cheval que l’on emmenait vers l’une des cabanes bâties à l’est, puis tous deux descendirent jusqu’au temple. « Ah, Derfel ! me salua-t-il avec désinvolture. Tu as l’air triste. As-tu mal aux dents ?

— Je vous ai apporté Excalibur, dis-je sèchement.

— Je vois cela de mes propres yeux. Je ne suis pas aveugle, tu sais. Un peu sourd, parfois, et la vessie en piteux état, mais que peut-on espérer à mon âge ? » Il prit Excalibur, tira un peu la lame du fourreau et baisa l’acier. « L’épée de Rhydderch », dit-il avec une crainte révérencielle, et durant une seconde, une expression curieusement extatique se peignit sur son visage, puis sans cérémonie il rengaina l’épée et laissa Nimue la lui prendre des mains. « Alors, tu es allé trouver ton père. Il t’a plu ?

— Oui, Seigneur.

— Tu as toujours été d’une émotivité absurde, Derfel », déclara-t-il, puis il jeta un coup d’œil sur Nimue qui avait tiré Excalibur de son fourreau et serrait la lame nue contre son corps mince. Pour une raison quelconque, cela parut déplaire à Merlin qui lui arracha le fourreau des mains et tenta de reprendre l’épée. Elle ne voulut pas la lâcher et le druide, après avoir lutté avec elle durant quelques battements de cœur, renonça. « J’ai entendu dire que tu as épargné Liofa ? dit-il en se tournant vers moi. C’était une erreur. Ce Liofa est une bête très dangereuse.

— Comment savez-vous que je l’ai épargné ? » Merlin me lança un regard lourd de reproche. « Peut-être, Derfel, étais-je un hibou perché sur une poutre de la grande salle d’Aelle, ou bien une souris dans les joncs de son plancher ? » Il se jeta sur Nimue et, cette fois, réussit à lui ôter l’épée des mains. « Il ne faut pas épuiser la magie, murmura-t-il en remettant maladroitement la lame dans son fourreau. Cela n’a pas ennuyé Arthur de me céder l’épée ?

— Pourquoi cela l’aurait-il ennuyé, Seigneur ?

— Parce qu’Arthur frôle dangereusement le scepticisme, dit Merlin en se penchant sous la porte basse pour ranger Excalibur dans le temple. Il croit que nous pouvons nous en tirer sans les Dieux.

— Alors, c’est grand dommage qu’il n’ait pas vu Olwen l’Argentée briller dans le noir, dis-je d’un ton sarcastique. »

Nimue siffla entre ses dents. Merlin s’immobilisa, puis se retourna lentement et se redressa pour me lancer un coup d’œil acerbe. « Pourquoi est-ce dommage, Derfel ? demanda-t-il d’une voix lourde de menace.

— Parce que s’il l’avait vue, Seigneur, il aurait certainement cru aux Dieux. Du moins, bien entendu, tant qu’il n’aurait pas découvert votre coquillage.

— Alors, c’est ça. Tu as mené ton enquête, hein ? Tu as été fourrer ton gros nez de Saxon là où il ne fallait pas et tu as trouvé mes pholades.

— Pholades ?

— C’est le nom savant de mes coquillages, ignare.

— Et ils brillent ? demandai-je.

— Leurs sucs digestifs sont doués de luminescence », reconnut Merlin d’un ton dégagé. Je vis que ma découverte l’ennuyait, mais qu’il faisait de son mieux pour dissimuler son irritation. « Pline mentionne le phénomène, mais il en rapporte tant que c’est très difficile de savoir ce qu’il faut croire. La plupart de ses histoires sont de fieffées absurdités. Toutes ces inepties sur les druides qui coupent du gui au sixième jour de la nouvelle lune ! Je ne ferais jamais une chose pareille ! Le cinquième jour, oui, et parfois le septième, mais le sixième ? Jamais ! Et il recommande aussi, si je m’en souviens bien, pour soigner la migraine, de s’envelopper la tête avec le bandage que les femmes portent pour soutenir leurs seins, mais ce remède n’opère pas. Comment le pourrait-il ? La magie est dans les seins, non dans le bandage, aussi est-il nettement plus efficace de se fourrer la tête entre les seins eux-mêmes. Le remède m’a toujours réussi en tout cas. As-tu lu Pline, Derfel ?

— Non, Seigneur.

— C’est vrai, je ne t’ai jamais appris le latin. Une négligence de ma part. Eh bien, il parle du pholade et a noté que les mains et la bouche de ceux qui l’ont mangé luisent, et j’avoue que cela m’a intrigué. Qui ne le serait pas ? J’étais peu disposé à étudier ce phénomène, alors j’ai perdu beaucoup de temps sur des remarques plus crédibles de Pline, et pourtant c’est celle-là qui s’est avérée exacte. Tu te souviens de Caddwg ? Le nautonier qui nous a sauvés en nous ramenant d’Ynys Trebes ? C’est mon chasseur de pholades. Ils vivent dans des trous de rocher, ce qui n’est guère pratique, mais je le paie bien et il les extirpe assidûment, comme tout chasseur de pholades qui se respecte. Tu as l’air déçu ?

— Je croyais, Seigneur... commençai-je, puis j’hésitai, sachant que Merlin allait se moquer de moi.

— Ah ! Tu croyais que la fille venait des cieux ! » Merlin finit la phrase à ma place, puis s’esclaffa. « Tu entends cela, Nimue ? Notre grand guerrier, Derfel Cadarn, croyait que notre petite Olwen était une apparition ! » Il énonça ce dernier mot d’un ton solennel.

« C’était fait pour qu’il y croie, répliqua sèchement Nimue.

— Je suppose que oui, quand on y pense, reconnut Merlin. C’est un bon tour, hein, Derfel ?

— Mais rien qu’un tour, Seigneur », dis-je, incapable de cacher mon désappointement.

Merlin soupira. « Tu es absurde, Derfel, tout à fait absurde. L’existence des tours n’implique pas l’absence de toute magie, mais celle-ci ne nous est pas toujours accordée par les Dieux. Tu ne comprends donc rien ? » Il posa cette dernière question avec colère.

« Je sais seulement que l’on m’a trompé, Seigneur.

— Trompé ! Trompé ! Ne sois pas si pathétique. Tu es pire que Gauvain ! Un druide qui en est à son second jour d’études pourrait te tromper ! Notre tâche ne consiste pas à satisfaire ta curiosité infantile, mais à accomplir l’œuvre des Dieux, et ces Dieux, Derfel, sont partis loin de nous. Très loin ! Ils se sont évanouis, fondus dans l’obscurité, enfoncés dans l’abîme d’Annwn. Il faut les convoquer, et pour cela j’avais besoin de travailleurs, et pour attirer les travailleurs, il fallait que je leur offre un peu d’espoir. Crois-tu que Nimue et moi pouvions édifier ces amas de bois tout seuls ? Il nous fallait des gens ! Des centaines de gens ! Et barbouiller une fille de jus de pholade nous les a amenés, mais toi, tout ce que tu sais faire, c’est bêler qu’on t’a trompé. Qui s’occupe de ce que tu penses ? Pourquoi ne vas-tu pas mâchouiller un pholade ? Peut-être cela t’éclairerait-il un peu. » Il donna un coup de pied à Excalibur qui dépassait encore du temple. « Je suppose que cet imbécile de Gauvain t’a tout montré ?"

— Il m’a montré les anneaux du feu, Seigneur.

— Et maintenant, tu veux savoir à quoi ils vont servir, je suppose.

— Oui, Seigneur.

— Tout homme d’une intelligence moyenne pourrait trouver cela tout seul, déclara solennellement Merlin. Les Dieux sont très loin, c’est évident, sinon ils répondraient à nos demandes, mais il y a bien longtemps, ils nous ont donné le moyen de les convoquer : les Trésors. Les Dieux sont enfoncés si profondément dans le gouffre d’Annwn que les Trésors ne fonctionnent pas tout seuls. Alors, il faut attirer leur attention, et comment ? C’est simple ! Nous envoyons un signal dans l’abîme, et ce signal est un grand dessin de feu où nous avons placé les Trésors, et puis nous faisons un chose ou deux qui n’ont guère d’importance, et après je pourrai mourir en paix au lieu d’avoir à expliquer les questions les plus élémentaires à des imbéciles ridiculement crédules. Et non », ajouta-t-il avant que j’aie pu ouvrir la bouche, et encore moins poser une question, « tu ne peux pas venir ici la veille de Samain. Je ne veux que des gens auxquels je peux me fier. Et si tu remets les pieds sur ce sommet, j’ordonnerai aux gardes d’utiliser ton ventre pour s’entraîner à la lance.

— Pourquoi ne pas ceinturer la colline d’une barrière de fantômes ? » demandai-je. C’était une rangée de crânes enchantés par un druide, que personne n’aurait osé franchir sans permission.

Merlin me regarda fixement comme si j’avais perdu l’esprit. « Une barrière de fantômes ! À la Vigile de Samain ! C’est la seule nuit de l’année, espèce d’idiot, où les barrières de fantômes n’opèrent pas ! Dois-je vraiment tout t’expliquer ! Une barrière de fantômes, imbécile, effraie les vivants parce qu’elle enchaîne les âmes des morts, mais à la Vigile de Samain, celles-ci sont libres d’errer et on ne peut pas les enchaîner. La veille de Samain, une barrière de fantômes est à peu près aussi utile que ta cervelle. »

Je reçus ce reproche avec calme. « J’espère seulement que vous n’aurez pas de nuages, dis-je pour essayer de l’apaiser.

— Des   nuages ?   rétorqua   Merlin.   Pourquoi   les   nuages m’ennuieraient-ils ? Oh, je vois ! Ce crétin de Gauvain t’a parlé et il comprend tout de travers. Si le temps est nuageux, Derfel, les Dieux verront tout de même notre signal parce que leur vue, à la différence de la nôtre, n’est pas gênée par les nuages, mais si le ciel est trop couvert, il pleuvra probablement  – il prit le ton d’un homme expliquant quelque chose de très simple à un petit enfant  – et une forte pluie éteindra nos grands feux. Voilà, c’était vraiment trop difficile à comprendre tout seul ? » Il me lança un regard furieux, puis se détourna pour contempler les cercles de bûchers. Appuyé sur son bâton noir, il méditait sombrement sur l’immense chose qu’il avait accomplie au sommet de Mai Dun. Il resta silencieux un long moment, puis haussa soudain les épaules. « As-tu déjà pensé à ce qui se serait passé si les chrétiens avaient réussi à mettre Lancelot sur le trône ? » Sa colère avait disparu, remplacée par de la mélancolie.

« Non, Seigneur, dis-je.

— À l’arrivée de leur an 500, ils se seraient attendus à ce que leur invraisemblable Dieu cloué sur une croix revienne dans la gloire. » Merlin, qui contemplait les spirales tout en parlant, se retourna pour me regarder. « Et s’il n’était jamais venu ? demanda-t-il, perplexe. Imagine que les chrétiens se soient tenus prêts, dans leurs plus belles capes, tous bien astiqués et priant, et que rien ne soit arrivé ?

— Alors, en l’an 501, il n’y aurait plus eu de chrétiens. »

Merlin fit non de la tête. « J’en doute. C’est l’affaire des prêtres d’expliquer l’inexplicable. Des hommes comme Sansum auraient inventé une raison, et les gens les auraient crus parce qu’ils ont tellement envie de croire. Le peuple ne renonce pas à l’espoir parce qu’il est déçu, Derfel, il redouble seulement d’espoir. Ce que nous pouvons être idiots.

— Alors vous avez peur que rien n’arrive à Samain ? dis-je éprouvant soudain un élan de pitié à son égard.

— Bien sûr que j’ai peur, espèce d’imbécile. Mais pas elle. » Il jeta un coup d’œil sur Nimue qui nous regardait d’un air maussade. « Tu es pleine de certitude, hein, ma petite ? se moqua Merlin, mais quant à moi, Derfel, j’aurais vraiment préféré pouvoir me passer de tout ceci. Nous ne savons même pas ce qui est censé se produire quand nous allumerons les feux. Les Dieux viendront peut-être, mais peut-être attendront-ils leur heure ? » Il me lança un regard féroce. « Si rien ne se passe, Derfel, cela ne veut pas dire qu’il ne s’est rien passé. Tu comprends cela ?

— Je crois, Seigneur.

— J’en doute. Je ne sais même pas pourquoi je me donne la peine de gaspiller ma salive à tout t’expliquer ! Je pourrais aussi bien exposer à un bœuf les raffinements de la rhétorique ! Quel homme absurde tu fais. Tu peux partir maintenant. Tu as apporté Excalibur.

— Arthur veut la récupérer, dis-je, me souvenant du message que je devais transmettre.

— J’en suis certain, et peut-être la récupérera-t-il lorsque Gauvain en aura terminé avec elle. Ou peut-être que non. Qu’est-ce que cela fait ? Arrête de m’ennuyer avec des broutilles, Derfel. Et adieu. » Il s’éloigna, de nouveau en colère, mais s’arrêta au bout de quelques pas pour se retourner et appeler Nimue. « Viens, jeune fille !

— Je vais m’assurer que Derfel s’en va, dit Nimue, et sur ces mots, elle me prit par le coude et me guida vers le rempart intérieur.

— Nimue ! » cria Merlin.

Elle l’ignora et me fit descendre de force la pente herbue jusqu’au chemin qui longeait le rempart. Je contemplai les anneaux complexes des tas de bois. « C’est un fameux travail que vous avez fait là, dis-je sans conviction.

— Qui n’aura servi à rien si nous n’accomplissons pas comme il faut le rituel », dit Nimue avec hargne. Merlin s’était mis en colère contre moi, mais cette colère était en grande partie feinte, elle allait et venait comme l’éclair, tandis que la rage de Nimue était profonde, puissante, et tendait ses traits anguleux et blêmes. Elle n’avait jamais été belle et la perte de son œil prêtait à son visage une expression atroce, mais il y avait chez elle une violence et une intelligence qui rendaient son image inoubliable, et aujourd’hui, sur ce haut rempart exposé au vent d’ouest, elle semblait plus redoutable que jamais.

« Y a-t-il un risque que le rituel ne soit pas accompli convenablement ? demandai-je.

— Merlin te ressemble, dit-elle avec rage, sans tenir compte de ma question. C’est un émotif.

— Certainement pas, dis-je.

— Qu’en sais-tu, Derfel ? dit-elle avec brusquerie. Est-ce toi qui es forcé de supporter ses fanfaronnades ? Qui dois discuter avec lui ? Qui es obligé de le rassurer ? Est-ce Derfel qui va le regarder commettre la plus grande erreur de toute l’histoire ? » Elle me cracha ces questions au visage. « Est-ce toi qui dois le regarder dilapider tout ce travail ? » Elle désigna les amas de bois d’une main maigre. « Pauvre imbécile, ajouta-t-elle amèrement. Si Merlin pète, tu penses que c’est la sagesse qui parle. Notre druide est un vieillard, Derfel, il n’a plus longtemps à vivre et il perd son pouvoir. Et le pouvoir vient de l’intérieur, Derfel. » Elle se frappa la poitrine, entre ses petits seins. Elle s’était arrêtée en haut du rempart et se retourna pour me faire face. J’étais un soldat robuste, elle un petit bout de femme, pourtant elle me dominait. Comme toujours. En elle bouillonnait une passion si profonde, si sombre et si forte que presque rien ne pouvait lui résister.

« En quoi les émotions de Merlin mettent-elles le rituel en danger ? demandai-je.

— C’est un fait, tout simplement ! répondit Nimue, puis elle se détourna pour se remettre à marcher.

— Explique-moi.

— Jamais ! répliqua-t-elle d’un ton cassant. Tu es un imbécile. »

Je marchai derrière elle. « Olwen l’Argentée, qui est-ce ?

— Une esclave que nous avons achetée en Démétie. Elle a été capturée dans le Powys et nous a coûté plus de six pièces d’or parce qu’elle est très jolie.

— Elle l’est, affirmai-je en me souvenant de sa marche si légère dans la nuit silencieuse de Lindinis.

— Merlin le pense aussi, dit Nimue avec mépris. Il tremble en la voyant, mais il est beaucoup trop vieux maintenant, et en outre, nous devons prétendre qu’elle est vierge, pour faire plaisir à Gauvain. Et il nous croit ! Mais cet idiot croirait n’importe quoi ! C’est un imbécile !

— Et il épousera Olwen quand tout sera terminé ? »

Nimue rit. « C’est ce que nous lui avons promis, mais lorsqu’il découvrira qu’elle est née esclave et que ce n’est pas un esprit, il pourrait bien changer d’avis. Alors peut-être la revendrons-nous. Tu voudrais l’acheter ? » Elle me lança un regard en coin.

« Non.

— Toujours fidèle à Ceinwyn ? dit-elle d’un ton moqueur. Comment va-t-elle ?

— Bien.

— Viendra-t-elle à Durnovarie pour assister à la Convocation ?

— Non. »

Nimue se retourna pour me lancer un regard soupçonneux. « Mais toi, tu viendras ?

— Oui, j’y assisterai.

— Et Gwydre, tu l’amèneras ?

— S’il veut venir, oui. Mais je demanderai d’abord la permission à son père.

— Dis à Arthur qu’il faut le laisser venir. Tous les enfants de Bretagne devraient être témoins de la venue des Dieux. Ce sera une vision inoubliable, Derfel.

— Alors, ça va se produire, en dépit des erreurs de Merlin ?

— Cela arrivera, déclara vindicativement Nimue, en dépit de Merlin. Cela arrivera parce que c’est moi qui vais agir. Je donnerai à ce vieux fou ce qu’il désire, que cela lui plaise ou non. » Elle s’arrêta, se retourna et s’empara de ma main gauche pour regarder, de son œil unique, la cicatrice qui marquait ma paume. C’était la marque du serment qui m’obligeait à exécuter ses ordres et je sentis que Nimue allait me demander quelque chose, mais un soudain élan de prudence l’en empêcha. Elle respira à fond, me regarda fixement, puis laissa retomber ma main balafrée. « Tu peux trouver ton chemin tout seul, maintenant », dit-elle d’un ton amer, puis elle s’en alla.

Je descendis la colline. Les gens se traînaient péniblement jusqu’au sommet avec leur charge de fagots. Les feux devaient brûler durant neuf heures, avait dit Gauvain. Neuf heures pour remplir le ciel de flammes et amener les Dieux sur terre. Ou peut-être, si les rites étaient mal accomplis, les feux brûleraient-ils pour rien.

Dans trois nuits, nous saurions le fin mot de l’histoire.

 

*

 

Ceinwyn aurait aimé venir à Durnovarie pour assister à la convocation des Dieux, mais à la Vigile de Samain, les morts parcourent la terre et ma femme voulait s’assurer qu’on déposerait bien des offrandes pour Dian ; elle pensait qu’il fallait le faire à l’endroit même où elle était morte, aussi emmena-t-elle nos deux autres filles dans les ruines d’Ermid’s Hall et là, au milieu des cendres du manoir, elle déposa une cruche d’hydromel coupé d’eau, du pain beurré et une poignée de ces noisettes trempées dans du miel que Dian avait toujours beaucoup aimées. Les sœurs de Dian y ajoutèrent des noix et des œufs durs, puis elles se réfugièrent toutes dans une cabane de forestier gardée par mes lanciers. Elles ne virent pas Dian, car les morts ne se montrent jamais à la Vigile de Samain, mais ignorer leur présence, c’est convier le malheur chez soi. Ceinwyn me raconta plus tard qu’au matin, la nourriture avait disparu et la cruche était vide.

J’étais à Durnovarie où Issa me rejoignit avec Gwydre. Arthur avait accordé à son fils la permission d’assister à la Convocation et celui-ci était excité. Ce garçon de onze ans était plein de joie, de vie et de curiosité. Maigre comme son père, il tenait sa beauté de Guenièvre dont il avait le long nez et les yeux hardis. Il était espiègle, mais pas méchant, et tant Ceinwyn que moi aurions été contents que la prophétie de son père s’accomplisse et qu’il épouse notre Morwenna. Cela ne se déciderait pas avant deux ou trois ans et, jusque-là, Gwydre vivrait avec nous. Il voulait être au sommet de Mai Dun et fut déçu lorsque je lui expliquai que personne n’y serait admis en dehors de ceux qui accompliraient le rituel. Même les gens qui avaient édifié les grands bûchers furent renvoyés durant la journée. Comme les centaines d’autres curieux venus de toute la Bretagne, c’est des prés s’étendant sous l’ancienne forteresse qu’ils assisteraient à la Convocation.

Arthur nous rejoignit le matin de la Vigile de Samain et je vis avec quelle joie il retrouvait Gwydre. Le petit garçon était sa seule source de bonheur en ces jours sombres. Son cousin Culhwch arriva de Dunum avec une demi-douzaine de lanciers. « Arthur m’a dit qu’il ne fallait pas que je vienne, me confia-t-il avec un grand sourire, mais je ne voulais pas manquer ça. » Il s’avança en clopinant pour accueillir Galahad qui avait passé ces derniers mois avec Sagramor, à garder la frontière contre les Saxons ; le Numide, obéissant aux ordres d’Arthur, était demeuré à son poste, mais avait demandé à Galahad de se rendre à Durnovarie afin de rapporter à son armée les événements de cette nuit. Leurs grandes espérances inquiétaient Arthur qui craignait que ses partisans ne soient terriblement déçus si rien ne se produisait.

L’espoir ne fit que s’accroître lorsque, dans l’après-midi, Cuneglas, roi du Powys, entra à cheval dans la ville avec une douzaine d’hommes, dont son fils Perddel devenu un jeune homme gauche qui tentait de laisser pousser sa moustache. Cuneglas m’étreignit. C’était le frère de Ceinwyn et le plus honnête homme qui soit. Il était passé voir Meurig et confirma la répugnance du roi du Gwent à combattre les Saxons. « Il croit que son Dieu le protégera, déclara-t-il d’un air mécontent.

— Nous aussi », répliquai-je en montrant d’un geste, par la fenêtre du palais de Durnovarie, ceux qui, en se massant en bas des pentes de Mai Dun, espéraient assister à tout ce qui pourrait arriver en cette nuit capitale. Beaucoup d’entre eux avaient tenté de gravir la colline, mais les Blackshields de Merlin les tenaient à distance. Dans le pré situé au nord de la forteresse, des chrétiens pleins de bravoure se mirent à prier bruyamment leur Dieu d’envoyer la pluie qui ruinerait le rituel païen, mais ils furent chassés par une foule en colère. Une des chrétiennes s’évanouit sous les coups et Arthur envoya ses soldats rétablir l’ordre.

« Alors, qu’est-ce qui va se passer cette nuit ? me demanda Cuneglas.

— Peut-être rien du tout, Seigneur Roi.

— Je serais venu de si loin pour rien ? » grommela Culhwch. C’était un homme trapu, belliqueux, au langage grossier, que je comptais parmi mes amis les plus intimes. Il boitait depuis qu’une lame saxonne lui avait entaillé profondément la jambe lors d’une bataille contre les Saxons d’Aelle, aux portes de Londres, mais il ne faisait pas d’histoire à propos de la profonde cicatrice qu’il en gardait et prétendait être un aussi redoutable lancier qu’avant. « Qu’est-ce que tu fais ici ? lança-t-il à Galahad, tel un défi. Je te croyais chrétien ?

— Je le suis.

— Alors tu pries pour qu’il pleuve, hein ? » l’accusa-t-il. Il pleuvait au moment même où nous parlions, mais ce n’était qu’un petit crachin venu de l’ouest. Certains croyaient que le beau temps suivrait cette bruine, mais il y avait forcément des pessimistes qui prévoyaient un déluge.

« S’il pleut à verse ce soir, dit Galahad pour asticoter Culhwch, reconnaîtras-tu que mon Dieu est plus grand que les tiens ?

— Je te trancherai la gorge », gronda Culhwch, qui ne ferait jamais une chose pareille car, comme moi, il était l’ami de Galahad depuis de nombreuses années.

Cuneglas alla s’entretenir avec Arthur, Culhwch disparut pour vérifier si une certaine rousse faisait toujours commerce de ses charmes dans une taverne, près de la porte nord de Durnovarie, tandis que Galahad et moi pénétrions dans la ville avec le jeune Gwydre. L’atmosphère était joyeuse, on aurait cru qu’une grande foire d’automne avait rempli les rues de Durnovarie et débordé dans les prés environnants. Des marchands avaient dressé leurs étals, les tavernes ne désemplissaient pas, des jongleurs éblouissaient les foules et une douzaine de bardes chantaient des ballades. Un ours savant montait et descendait la pente à pas pesants devant la maison de l’évêque Emrys, rendu-plus dangereux encore par les bols d’hydromel que lui offrait la foule. Je surpris l’évêque Sansum en train d’épier le gros animal par une fenêtre, mais quand il me vit, il se rejeta en arrière et ferma le volet de bois. « Combien de temps va-t-il rester prisonnier ? me demanda Galahad.

— Jusqu’à ce qu’Arthur lui pardonne, ce qu’il fera car Arthur pardonne toujours à ses ennemis.

— C’est vraiment chrétien, de sa part.

— C’est vraiment stupide », dis-je en m’assurant que Gwydre ne pouvait pas m’entendre. Il était allé voir l’ours. « Mais je ne pense pas qu’Arthur pardonnera à ton demi-frère. Je l’ai rencontré il y a quelques jours.

— Lancelot ? demanda Galahad, l’air surpris. Où ?

— En compagnie de Cerdic. »

Galahad fit le signe de croix, inconscient des regards mauvais qu’il s’attirait. À Durnovarie, comme dans la plupart des villes de Dumnonie, la majorité des gens étaient chrétiens, mais aujourd’hui les rues fourmillaient de paysans païens et beaucoup étaient désireux de se colleter avec leurs ennemis. « Tu penses que Lancelot va combattre pour Cerdic ?

— S’est-il jamais battu ? répondis-je, sarcastique.

— Il peut le faire.

— Alors, ce sera pour Cerdic.

— Je prie pour que mon Dieu me donne l’occasion de le tuer, dit Galahad, et il se signa de nouveau.

— Si le plan de Merlin réussit, il n’y aura pas de guerre. Juste un massacre mené par les Dieux. »

Galahad sourit. « Sois franc, Derfel, réussira-t-il ?

— Nous sommes ici pour le découvrir », répondis-je évasivement, et il me vint soudain à l’idée qu’il devait y avoir dans la ville une douzaine d’espions saxons venus faire la même chose. Ces hommes étaient probablement des partisans de Lancelot, des Bretons qui pouvaient, sans se faire remarquer, se mêler à la foule pleine d’espoir qui s’enflait d’heure en heure. Si Merlin échouait, pensai-je, cela encouragerait les Saxons, et les batailles de ce printemps n’en seraient que plus dures.

La pluie se mit à tomber sans discontinuer, j’appelai Gwydre, et nous courûmes tous trois vers le palais. Le garçon pria son père de lui permettre de regarder la Convocation depuis les champs proches des remparts de Mai Dun, mais Arthur fit non de la tête. « S’il pleut comme cela, il n’arrivera rien. Tu ne feras que prendre froid et alors... » Il s’interrompit soudain. Et ta mère me grondera, avait-il failli dire.

« Et tu passeras le rhume à Morwenna et à Seren, dis-je, et elles me le passeront, et je le passerai à ton père, et toute l’armée éternuera quand les Saxons arriveront. »

Gwydre réfléchit une seconde, décida que je blaguais et tirailla son père par la main. « Je t’en prie !

— Tu pourras regarder de la salle du haut, avec nous, insista Arthur.

— Alors, je peux retourner voir l’ours, Père ? Il est en train de s’enivrer et on va lâcher les chiens contre lui. Je me mettrai à l’abri sous un porche. Je te le promets. Je t’en prie, Père ? »

Arthur le laissa partir et je chargeai Issa de veiller sur lui, puis Galahad et moi nous montâmes dans la salle du haut. L’année précédente, lorsque Guenièvre y venait encore parfois, cette pièce était propre et meublée d’une manière raffinée, mais maintenant la poussière et le désordre y régnaient. Guenièvre avait tenté de rendre à ce bâtiment romain son ancienne splendeur, mais lors de la rébellion il avait été pillé par les armées de Lancelot et nous n’avions rien fait pour réparer les dégâts. Les hommes de Cuneglas venaient d’y allumer un feu et la chaleur des bûches déformait les petits carreaux du sol. Cuneglas s’était posté devant la grande fenêtre pour contempler d’un air morne, par-delà le chaume et les tuiles de Durnovarie, les versants de Mai Dun presque dissimulés par un rideau de pluie. « Elle va se calmer, hein ? nous demanda-t-il instamment lorsque nous entrâmes.

— Elle va probablement empirer », répliqua Galahad, et juste à cet instant, un coup de tonnerre gronda au nord, la pluie se déchaîna, rebondissant sur les toits en clochettes de quatre à cinq pouces. Au sommet de Mai Dun, le bois à brûler se faisait tremper, mais si seules les couches extérieures étaient mouillées, les bûches qui se trouvaient au centre resteraient sèches, même après une bonne heure d’averse, et pourraient lutter contre l’humidité du petit bois ; cependant, si la pluie persistait durant toute la nuit, la lueur des feux s’avérerait insuffisante. « Au moins, la pluie va dessoûler les ivrognes », fit observer Galahad.

L’évêque Emrys apparut sur le seuil ; son épaisse robe noire était transpercée et boueuse. Il jeta un regard inquiet sur les lanciers païens, effrayants, de Cuneglas, puis se hâta de nous rejoindre à la fenêtre. « Arthur est ici ?

— Quelque part dans le palais, répondis-je, puis je le présentai au roi Cuneglas et ajoutai que l’évêque était l’un de nos bons chrétiens.

— J’espère que nous le sommes tous, Seigneur Derfel, dit Emrys en s’inclinant devant le souverain.

— Pour moi, dis-je, les bons chrétiens sont ceux qui ne se sont pas rebellés contre Arthur.

— C’était une rébellion ? demanda l’évêque. Je croyais qu’il s’agissait d’une folie suscitée par un pieux espoir, et j’ose dire que Merlin, ce soir, fait exactement la même chose. Je suppose qu’il va être déçu, comme beaucoup de mes pauvres ouailles l’ont été l’an dernier. Mais qu’est-ce que va provoquer la déception de ce soir ? C’est pour cela que je suis venu.

— Qu’arrivera-t-il ? » demanda Cuneglas.

Emrys haussa les épaules. « Si les Dieux de Merlin n’apparaissent pas, Seigneur Roi, qui accusera-t-on ? Les chrétiens. Et qui se fera massacrer par la foule ? Les chrétiens. » Emrys se signa. « Je veux qu’Arthur promette de nous protéger.

— Je suis sûr qu’il le fera de grand cœur, dit Galahad.

— Pour vous, l’évêque, il le fera », ajoutai-je. Emrys était resté loyal à Arthur, et c’était un homme bien, même s’il se montrait aussi circonspect dans ses avis que son vieux corps était pesant. Comme moi, l’évêque faisait partie du Conseil royal qui était censé proposer une ligne de conduite à Mordred, mais maintenant que notre roi était prisonnier à Lindinis, il ne s’assemblait que rarement. Arthur consultait les conseillers en privé, puis prenait ses décisions, mais actuellement, elles ne concernaient que les préparatifs contre l’invasion saxonne, et nous étions tous bien contents de laisser Arthur porter ce fardeau.

Un éclair zébra les nuages et, une seconde plus tard, un coup de tonnerre éclata, si fort que nous rentrâmes involontairement la tête dans les épaules. La pluie, déjà violente, s’intensifia soudain, battant furieusement les toits et faisant bouillonner des petits torrents d’eau boueuse dans les rues et les ruelles de Durnovarie. Des mares se formèrent sur le sol de la grande salle.

« Peut-être les Dieux ne veulent-ils pas qu’on les convoque ? fit observer Cuneglas d’un ton maussade.

— Merlin dit qu’ils sont très loin, répliquai-je, alors cette pluie n’est pas leur œuvre.

— C’est la preuve qu’un dieu plus grand est intervenu, argumenta Emrys.

— À votre requête ? s’enquit Cuneglas d’un ton acide.

— Je n’ai pas prié pour faire tomber la pluie, Seigneur Roi, répliqua l’évêque. Si vous le souhaitez, je peux même prier pour qu’elle cesse. » Et sur ces mots, il ferma les yeux, étendit les bras, leva la tête, et marmonna. La solennité de cet instant fut gâchée par une goutte de pluie qui, passant entre les tuiles du toit, tomba droit sur son crâne tonsuré, mais il termina sa prière et se signa.

Miraculeusement, juste au moment où la main potelée d’Emrys faisait le signe de croix sur sa robe sale, la pluie se mit à faiblir. Le vent d’ouest apporta encore quelques fortes rafales, mais le tambourinement sur le toit cessa soudain et l’atmosphère, entre notre haute fenêtre et le sommet du Mai Dun, commença à s’éclaircir. La colline semblait encore sombre sous les nuages gris et l’on ne voyait rien de l’ancienne forteresse, sauf une poignée de lanciers qui gardaient les remparts et, en dessous, quelques pèlerins installés aussi haut qu’ils l’avaient osé sur les pentes. Emrys ne savait pas bien s’il devait se montrer satisfait de l’efficacité de sa prière, ou abattu, mais nous en fûmes impressionnés, surtout lorsqu’une brèche s’ouvrit au cœur des nuages et qu’un pâle rayon de soleil darda, oblique, pour rendre tout leur vert aux pentes de Mai Dun.

Des esclaves nous apportèrent de l’hydromel chaud et de la venaison froide, mais je n’avais pas faim. Au lieu de manger, je regardai l’après-midi faire place au soir et les nuages partir en lambeaux. Le ciel s’éclaircit et l’occident devint un grand embrasement rouge au-dessus de la lointaine Lyonesse. Le soleil se couchait en cette Vigile de Samain et, dans toute la Bretagne, même dans l’Irlande chrétienne, les gens laissaient de la nourriture et de la boisson pour les morts qui allaient traverser le golfe d’Annwn sur le pont des épées. C’était la nuit où les corps-ombres venaient en procession fantomatique visiter la terre où ils avaient respiré, aimé, et où ils étaient morts. Beaucoup d’entre eux avaient succombé à la bataille de Mai Dun et ce soir, leurs spectres envahiraient la colline ; alors, je pensai au petit corps-ombre de Dian errant dans les ruines d’Ermid’s Hall.

Arthur entra dans la salle et je trouvai qu’il paraissait bien différent sans le fourreau hachuré en croisillons d’Excalibur. Il poussa un grognement quand il vit que la pluie s’était arrêtée, puis écouta la requête d’Emrys. « J’enverrai mes lanciers dans les rues, le rassura-t-il, et tant que vos gens ne se railleront pas des païens, ils seront en sécurité. » Il prit une corne d’hydromel des mains d’une esclave, puis se retourna vers l’évêque. « Je voulais vous voir », dit-il, et il lui fit part de ses inquiétudes à propos du roi Meurig. « Si le Gwent ne se bat pas à nos côtés, les Saxons nous surpasseront en nombre. » Emrys blêmit. « Le Gwent ne laissera sûrement pas tomber la Dumnonie !

— Le Gwent a été soudoyé », répliquai-je, et je lui racontai comment Aelle avait livré l’accès de son pays aux missionnaires de Meurig. « Tant que le roi croira que les Saïs peuvent se convertir, il ne lèvera pas l’épée contre eux.

— Je dois me réjouir de l’éventuelle évangélisation des Saxons, dit pieusement Emrys.

— Surtout pas. Lorsque ces prêtres auront servi l’objectif d’Aelle, il leur fera couper la gorge.

— Et ensuite, il coupera les nôtres », ajouta Cuneglas avec rancœur. Arthur et lui avaient décidé de rendre visite au roi du Gwent, et mon seigneur exhorta Emrys à se joindre à eux. « Il vous écoutera, et si vous, un évêque, pouviez le convaincre que les chrétiens de Dumnonie ont plus à craindre des Saxons que de moi, il changerait peut-être d’avis.

— Je viendrai volontiers, bien volontiers.

— Il faudra, au moins, persuader le jeune Meurig de laisser mon armée traverser son territoire », dit Cuneglas d’un air résolu.

Arthur eut l’air alarmé. « Il pourrait refuser ?

— C’est ce que disent mes informateurs, rétorqua Cuneglas, puis il haussa les épaules. Mais si les Saxons attaquent, je le ferai tout de même, Arthur, qu’il m’en ait donné la permission ou non.

— Alors, ce sera la guerre entre le Gwent et le Powys, fit remarquer amèrement Arthur, et cela ne fera qu’aider les Saïs. » Il frissonna. « Pourquoi Tewdric a-t-il abdiqué ? » C’était le père de Meurig, et bien qu’il fût chrétien, il avait toujours mené ses hommes contre les Saxons aux côtés d’Arthur.

Au couchant, les dernières lueurs rouges s’effaçaient. Durant quelques instants, le monde resta suspendu entre la lumière et l’obscurité, puis l’abîme nous avala. Nous restâmes à la fenêtre, glacés par le vent humide, à regarder les premières étoiles pointer hors des gouffres creusés dans les nuages. La lumière du premier quartier, surgie à ras des flots, nimba un nuage qui nous dissimulait les étoiles formant la tête de la constellation du serpent. C’était la tombée de la nuit, la veille de Samain, et les morts allaient revenir.

Quelques feux éclairaient les maisons de Durnovarie, mais la campagne était d’un noir de poix, sauf là où un rayon de lune argentait un bosquet, sur l’épaulement d’une lointaine colline. Mai Dun n’était qu’une ombre vague dans les ténèbres, une masse sombre au cœur noir de la nuit. L’obscurité s’épaissit, d’autres étoiles apparurent et la lune se lança dans une course folle entre les nuages déchiquetés. Maintenant, le flot des morts franchissait le pont des épées et se glissait au milieu de nous, même si nous ne pouvions ni les voir ni les entendre ; ils étaient là, dans le palais, dans les rues, dans chaque vallée, chaque ville et chaque maisonnée de Bretagne, tandis que sur les champs de bataille, où tant d’âmes avaient été arrachées à leurs corps terrestres, ils erraient comme une nuée d’étourneaux. Dian hantait les arbres d’Ermid’s Hall, et les corps-ombres déferlaient sur le pont des épées pour envahir l’île de Bretagne. Un jour, moi aussi, par cette même nuit, je viendrai voir mes enfants et leurs enfants et les enfants de leurs enfants. Pour toujours, pensai-je, mon âme viendrait errer sur la terre à chaque Vigile de Samain.

Le vent se calma. La lune était de nouveau cachée par un grand banc de nuages qui recouvrait l’Armorique, mais au-dessus de nos têtes, le ciel était plus clair. Les étoiles, où vivaient les Dieux, flamboyaient dans le vide. Culhwch était rentré au palais et il nous rejoignit à la fenêtre où nous nous serrâmes pour contempler la nuit. Gwydre était revenu de la ville, mais au bout d’un moment, il se lassa de fixer l’obscurité humide et alla voir des amis qu’il s’était faits parmi les lanciers du palais.

« Quand commencera le rituel ? demanda Arthur.

— Pas avant longtemps, lui répondis-je. Les feux doivent brûler pendant six heures avant que la cérémonie débute.

— Comment Merlin compte-t-il les heures ? s’enquit Cuneglas.

— Dans sa tête, Seigneur Roi », répondis-je.

Les morts se glissaient parmi nous. Le vent était tombé et le calme faisait hurler les chiens de la ville. Les étoiles, encadrées par les nuages ourlés d’argent, luisaient d’une clarté surnaturelle.

Puis, soudain, au sein de l’obscurité cruelle de la nuit, du sommet de Mai Dun aux larges remparts, le premier feu s’embrasa, la convocation des Dieux avait commencé.

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